Lettre de Kojève à Tran-Duc-Thao

Paris, le 7 Octobre 1948


Cher Monsieur,

Je viens de lire dans les «Temps Modernes» votre article sur la «Phénoménologie de l'Esprit» qui m'a beaucoup intéressé. Je voudrais d'abord vous remercier des paroles plus qu'aimables que vous avez cru devoir écrire à mon sujet. J'y suis d'autant plus sensible que le fait d'avoir fait publier mon livre dans l'état chaotique que vous connaissez continue à me donner des remords.

Quant au fond même de la question, je suis, dans l'ensemble, d'accord avec l'interprétation de la phénoménologie que vous donnez. Je voudrais signaler, toutefois, que mon œuvre n'avait pas le caractère d'une étude historique; il m'importait relativement peu de savoir ce que Hegel lui-même a voulu dire dans son livre; j'ai fait un cours d'anthropologie phénoménologique en me servant de textes hégéliens, mais en ne disant que ce que je considérais être la vérité, et en laissant tomber ce qui me semblait être, chez Hegel, une erreur. Ainsi [1], en renonçant au monisme hégélien, je me suis consciemment écarté de ce grand philosophe. D'autre part, mon cours était essentiellement une oeuvre de propagande destinée à frapper les esprits. C'est pourquoi j'ai consciemment renforcé le rôle de la dialectique du Maître et de l'Esclave et, d'une manière générale, schématisé le contenu de la phénoménologie.

C'est pourquoi je crois personnellement qu'il serait au plus haut point souhaitable que vous déve¬loppiez, sous forme d'un commentaire complet les grandes lignes d'interprétation [2] que vous avez esquissées dans l'article auquel je me réfère.

Une petite remarque seulement. Les termes «sentiment de soi» et «conscience de soi» sont de Hegel lui-même qui dit expressément qu'à la différence de l'homme, l'animal ne dépasse jamais le stade du «sentiment de soi». Le terme «lutte de pur prestige» ne se trouve effectivement pas chez Hegel, mais je crois qu'il s'agit là uniquement d'une différence de terminologie, car tout ce que je dis au sujet de cette lutte s'applique parfaitement à ce que Hegel appelle la «lutte pour la reconnaissance». Enfin, en ce qui concerne ma théorie du «désir du désir», elle n'est pas non plus chez Hegel et je ne suis pas sûr qu'il ait bien vu la chose. J'ai introduit cette notion parce que j'avais l'intention de faire, non pas un commentaire de la phénoménologie, mais une interprétation; autrement dit, j'ai essayé de retrouver les prémisses profondes de la doctrine hégélienne et de la construire en la déduisant logiquement de ces prémisses. Le «désir du désir» me semble être l'une des prémisses fondamentales en question, et si Hegel lui-même ne l'a pas clairement dégagée, je considère que, en la formulant expressément, j'ai réalisé un certain progrès philosophique. C'est peut-être le seul progrès philosophique que j'ai réalisé, le reste n'étant plus ou moins que de la philologie, c'est-à-dire précisément une explication de textes [3].

Le point le plus important est la question du dualisme et de l'athéisme que vous évoquez dans la dernière section de votre article (pages 517 à 519). Je dois dire que je ne suis pas d'accord avec ce que vous y dites, mais je crois que la divergence ne repose que sur un malentendu.

Votre raisonnement serait certainement exact s'il se rapportait à un dualisme proprement dit, c'est-à-dire abstrait et non dialectique. Je dirais comme vous que tout dualisme est nécessairement é' te, puisque, s'il y a deux types d'Être (Nature et homme), il y a nécessairement l'unité des deux qui leur est, d'une façon quelconque, «supérieure», et cette unité ne peut être conçue autrement que comme une entité divine. Mais le dualisme que j'ai en vue est dialectique. En effet, je me suis servi de l'image d'un anneau en or, mais il n'existerait pas non plus en tant qu'anneau s'il n'y avait pas de trou. On ne peut pas dire, toutefois, que le trou existe au même titre que l'or et qu'il y a là deux modes d'être, dont l'anneau est l'unité. Dans notre cas, l'or est la Nature, le trou est l'Homme et l'anneau - l'Esprit [4]. Ceci veut dire que si la Nature peut exister sans l'Homme, et a, dans le passé, existé sans l'Homme, l'Homme n'a jamais existé et ne peut pas exister sans la Nature et en dehors d'elle. De même que l'or peut exister sans le trou, tandis que le trou n'existe simplement pas s'il n'y a pas de métal qui l'entoure. Etant donné que l'Homme ne s'est créé que dans et par, ou plus exactement encore, en tant que négation de 1a Nature, il s'ensuit qu'il présuppose la Nature. Ceci le distingue essentiellement de tout ce qui est divin. Etant donné qu'il est la négation de la nature, il est autre chose que le divin païen qui est la Nature elle-même; et étant donné qu'il est la négation de la Nature, qui, comme toute négation, présuppose ce qui est nié, il est [5] différend [6] du Dieu chrétien qui, lui, est au contraire antérieur à la Nature et la crée par un acte positif de sa volonté.

Je ne dis donc pas qu'il y a simultanément deux modes d'être: Nature et Homme. Je dis que jusqu'à l'apparition du premier Homme (qui s'est créé dans une lutte de prestige), l'Être tout entier n'était que Nature. A partir du moment où l'Homme existe, l'Être tout entier est Esprit, puisque l'Esprit n'est autre chose que la [7] Nature qui implique [8] l'Homme, et du moment où le monde réel [9] implique, en fait, l'Homme, la Nature au sens étroit du mot [10] n'est plus qu'une abstraction. Donc, jusqu'à un certain moment du temps, il n'y avait que Nature et à partir d'un certain moment, il n'y a plus qu'Esprit. Or, puisque ce qui est vraiment réel dans l'Esprit (l'or de l'anneau), c'est la Nature [11], on peut dire, comme vous le faites, que l'Esprit est le résultat de l'évolution de la Nature elle-même [12]. Toutefois, je n'aime pas cette façon de parler, parce qu'elle peut faire croire que l'apparition de l'Homme peut être déduite a priori, comme n'importe quel autre événement naturel. Or, je crois que ce n'est pas le cas et que si l'ensemble de l'évolution naturelle peut, en principe, être déduite a priori, l'apparition de l'Homme et de son histoire ne peuvent être déduites qu'a posteriori, c'est-à-dire, précisément, non pas déduites ou prévues, mais seulement comprises. Ceci est une façon de dire que l'acte de l'auto-création de l'Homme reste un acte de liberté et que toute la série des actes humains qui constituent l'histoire est, elle aussi, une série d'actes libres. C'est pourquoi je préfère parler de dualisme entre la Nature et l'Homme, mais il serait plus correct de parler d'un dualisme entre la Nature et l'Esprit, l'Esprit étant cette même Nature qui implique l'Homme. Donc, mon dualisme est non pas «spatial», mais «temporel»: Nature d'abord, Esprit ou Homme ensuite. Il y a dualisme parce que l'Esprit ou l'Homme ne peuvent pas être déduits à partir de la Nature, la coupure étant faite par l'acte de liberté créatrice, c'est-à-dire négatrice de la Nature.

Je vous serais très reconnaissant, Cher Monsieur, si vous pouviez me dire en quelques mots dans quelle mesure les explications, d'ailleurs très insuffisantes que je vous donne dans cette lettre sont susceptibles de lever les objections que vous m'avez faites.

Croyez, je vous prie, Cher Monsieur, à toute ma sympathie.

A. Kojève

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1. En marge: «par exemple».
2. En marge: «les grandes lignes de l'interprétation».
3. En marge: «ou un commentaire (mon "attaque" du "monisme" n'était pas plus qu'un programme)».
4. Kojève avait d'abord écrit: «et l'unité l'Esprit». Il a corrigé en marge, pour écrire: «et l'anneau - l'Esprit».
5. Ce «est» est barré, et remplacé en marge par le texte suivant: «présuppose (ontologiquement et dialectiquement) cette Nature et est donc».
6. Sic - il faut évidemment lire: «différent».
7. «La» est barré, et remplacé en marge par «cette même».
8. Adjonction en marge: «désormais».
9. Kojève avait d'abord écrit: «du moment où la Nature»; il a corrigé en marge: «du moment où le monde réel».
10. Un astérisque simple renvoie à cette adjonction en bas de page: «c’est-à-dire le monde réel moins l'Homme».
11. Un astérisque double renvoie à cette adjonction en bas de page: «l'Homme n'étant que la négation (réelle, c’est-à-dire active) de la Nature».
12. Un astérisque triple renvoie à cette adjonction en bas de page: «Ceci d'autant plus qu'avant l'apparition de l'Homme la Nature était seule à exister réellement».

 

Réponse de Tran-Duc-Thao à Kojève

Paris, 30/10/1948

Cher Monsieur

Je viens de recevoir votre lettre et vous remercie beaucoup des éclaircissements que vous m'y donnez. Ils rejoignent du reste ce que je pense moi-même, car, comme vous avez pu le remarquer, j'ai lu votre livre avec la plus grande sympathie. Je crois simplement que vous n'allez pas assez loin et qu'en refusant de tirer les conséquences matérialistes de l'humanisme athée, vous laissez place, sans vous en apercevoir, à un retour de l'humanisme religieux. Si l'espace ne m'avait pas été mesuré, et si je n'avais pas eu d'abord à m'attacher au fond de la question, j'aurais insisté encore davantage sur le progrès considérable que vous avez fait sur les interprétations ordinaires de Hegel. Mais puisque vous pensez que le domaine de l'esprit est d'essence historique, vous ne sauriez vous étonner que votre doctrine qui pouvait sembler révolutionnaire il y a une dizaine d'années, ne le soit plus après les événements qui, depuis, ont bouleversé le cours du monde et lui ont donné une figure toute nouvelle.

Naturellement, il ne s'agit pas ici de quelque médiocre problème d'érudition et l'on ne saurait critiquer un travail comme le vôtre sur les quelques divergences qui peuvent se présenter avec le texte de Hegel. Aussi bien ne les ai-je signalées que pour mémoire et en passant. Il fallait d'ailleurs marquer votre originalité, que le lecteur ordinaire risquait de méconnaître.

Je dois pourtant rappeler à ce propos que je n'ai jamais nié l'existence chez Hegel de la distinction de la «conscience de soi» et du «sentiment de soi», et je vous demanderais de croire que je n'ignorais pas les textes qui s'y rapportent. J'ai simplement remarqué, si vous voulez bien me lire avec attention, qu'elle ne se trouvait pas dans le passage en question (chap. IV), où elle ne pouvait manifestement jouer aucun rôle, puisqu'il s'agissait, à cet endroit, de supprimer les oppositions abstraites et d'engendrer l'humain à partir de l'animal.

Quant à la «lutte de pur prestige», elle se présente, dans la définition que vous en donnez, comme une négation immédiate et inconditionnée de l'existence naturelle. Or un concept de ce genre ne peut trouver aucune place chez Hegel où la négation est toujours médiatisée. Pour le cas qui nous occupe, elle ne peut surgir que comme le résultat de ce dont elle est négation, à savoir la nature qui se nie en s'affirmant. La lutte des consciences de soi commence sur le plan animal et s'achève, par la logique interne de son mouvement, sur le plan humain.

A ce sujet, il me serait bien difficile d'accepter la conciliation que vous proposez, où, reprenant la distinction de Kant entre folgen et erfolgen, vous consentez à dire que l'esprit est le résultat du devenir de la nature, en spécifiant qu'il s'agit d'un événement absolument contingent et non d'une conséquence nécessaire. Or, vous savez très bien que chez Hegel le résultat dérive de son principe dans un mouvement dont la nécessité est identique à la liberté. Bien entendu il s'agit d'un mouvement dialectique, qui exclut toute déduction a priori. II ne peut être que compris historiquement ou posé dans une praxis. Mais compréhension et action impliquent ici une intelligibilité, qui se trouve justement niée dans votre doctrine de la liberté.

Je ne vous ai jamais attribué, bien évidemment, un dualisme grossièrement «spatial». Mais je ne crois justement pas possible de transformer le passage dialectique de la nature à l'esprit en une pure succession contingente, fondée sur un acte de négation totalement arbitraire. Pour Hegel la négation est identique à l'affirmation et ne fait que la réaliser dans son être véritable. Si donc il y a dualité. cette dualité est identique à l'unité. Et il ne s'agit pas du tout de jeux d'esprit: j'ai précisément essayé de montrer comment le marxisme matérialiste permettait de donner un contenu réel à ces notions dialectiques fondamentales.

Je ne vous reproche donc pas d'avoir séparé la nature de l'esprit, mais bien de n'avoir pas reconnu que cette séparation ne faisait que réaliser leur identité. Car il en résulte que la séparation ne peut plus s'expliquer que par une transcendance divine. Naturellement vous repoussez cette conséquence puisque vous définissez la liberté par l'exclusion de toute intelligibilité, à quelque genre qu'elle appartienne. Mais l'homme saurait renoncer à comprendre la raison des choses. Et de ce que vous refusez de trouver le motif de la séparation dans l'unité elle-même, le théologien conclura qu'elle dérive d'une incarnation.

Mais peut-être n'appartenons-nous pas à la même famille d'esprits. Car avant d'aborder la philosophie contemporaine, j'étais un spinoziste convaincu, et je sais que c'est une doctrine que vous n'appréciez guère. Vous définissez la liberté par la négation de la nécessité. Je défends la grande tradition rationaliste qui les a toujours identifiées.

Croyez, Cher Monsieur, à mes meilleurs sentiments.

Thao